Interview de Cédric Villani : « Les mathématiques, il faut que ce soit beau et que cela marche! »

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Cédric Villani Photo prise par Jean-François DARS à l’occasion des 30 ans du CIRM. Copyright Dars-Papillaut Propos recueillis par Stéphanie MESSAL et Florian CAULLERY

À propos des formules mathématiques : formules magiques de « mathémagiciens »?

Ce sont des formules qui n’ont aucun sens si on cherche à les comprendre avec uniquement le langage. Pour quelqu’un qui n’a pas fait d’études en mathématiques, ce sont des formules magiques. Ce n’est pas comme une langue étrangère : ce n’est pas pareil. C’est une écriture, c’est une langue étrangère mais pas une langue humaine dans le sens que ce n’est pas une langue tel que les humains en développent entre eux pour pouvoir communiquer spontanément. Les langues qui se développent le plus rapidement, ce sont les langues des signes, les langues des sourds et des muets. Prenez par exemple un petit groupe d’une dizaine de sourds-muets. En une, deux maximum trois générations, ils développeront un langage qui est raisonnable. Il y a d’autres exemples comme les jumeaux qui développent leur propre langage l’un avec l’autre et que personne d’autre ne peut comprendre. C’est très rapide pour les êtres humains de trouver un langage parce qu’on est fait pour parler. Mais pour comprendre le langage mathématique, il a fallu des siècles et des siècles de travail délicat pour que tout se mette en place. C’est bien nous, les humains qui avons créé ce langage mais ce n’est pas la même échelle de temps, la même échelle de longueur. C’est un travail qui a été réalisé par des milliers de personnes sur des milliers d’années littéralement, en terme de construction. Ce que je veux dire, c’est que, pendant 20 ans, 10 personnes suffiront pour développer une langue (au sens classique) complètement nouvelle. Si on voulait inventer une nouvelle langue, ce serait très facile. Il n’y a qu’à voir d’ailleurs : le nombre de patois, de sous-patois comme en Suisse par exemple. En mathématiques, cela n’a rien à voir : c’est une langue que tout le monde parle et qui a été développée par tout le monde à la fois. Si cela avait été facile de créer le langage mathématique, il y aurait eu plein de sous-langages qui se seraient développés ici et là mais ce n’est pas le cas.

Les mathématiques : science ou art ?

C’est clairement les deux. C’est une science parce que comme les autres sciences, il y a plusieurs caractéristiques. On ne va pas rentrer de le problème de savoir ce que c’est une science parce que ce n’est pas le bon propos… C’est une science dans le sens où c’est une démarche scientifique que les gens adoptent. Ça veut dire qu’ils construisent une réalité, un truc qui est vrai. Si le théorème est vrai, tout le monde a le même point de vue sur le fait qu’il soit vrai. L’économie n’est pas une science, dans le sens où on ne peut jamais savoir si une théorie est vraie ou fausse. Il y a des gens qui continuent de se disputer pour savoir si des modèles qui ont été trouvés il y a 100 ans sont raisonnables ou pas. En mathématiques, comme en physique ou comme en biologie, on a des résultats. Quand ils sont vérifiés, qu’on sait qu’ils sont vrais, on les publie. On écoute les gens qui les ont publié pas parce qu’ils sont célèbres mais parce qu’ils ont des arguments convaincants et parce que les résultats ont été vérifiés à travers des processus d’évaluation par des pairs. Ça, c’est important. Et de ce point de vue là, en mathématiques, c’est comme dans n’importe quelle science. En ce sens, c’est une science. Mais les mathématiques, c’est aussi une science extrême parce que dans toutes les autres sciences, pour arriver au résultat, on utilise une combinaison de déduction et d’induction. On généralise des exemples, on regarde sur des cas simplifiés, on extrapole, on admet certaines choses comme plausibles. En mathématiques, on n’admet rien ! Tout démontrer et uniquement faire de la déduction ! Il y a de l’induction dans la construction du modèle mais qui n’est pas une étape mathématique proprement dite : c’est de la modélisation. A partir de là, tout doit se déduire uniquement par raisonnement logique et c’est très très dur, c’est très très exigeant. En ce sens, c’est une science extrême. Il suffit de regarder le problème emblématique des mathématiques qu’est l’hypothèse de Riemann. Si on n’était pas en train de parler d’un truc de maths, tout le monde saurait que c’est vrai. Aucune théorie physique n’a été vérifiée avec autant d’exemples que l’hypothèse de Riemann n’a été vérifiée. On a vérifié des centaines de milliards, des billions de zéros : on sait qu’ils sont tous alignés. Il y a aucun domaine de la pensée humaine où une hypothèse que vous trouvez vérifiée des milliards de fois, vous n’êtes toujours pas convaincu. Je dis bien de la pensée humaine, je ne parle même pas de science ! Et en mathématiques, on a ce truc : on l’a vérifié des milliards de fois et on n’est toujours pas convaincu. C’est extrême en ce sens. Et puis les mathématiques, c’est particulier aussi, parce que justement, il y a toute l’importance accordée par les mathématiciens eux-mêmes à des notions qui relèvent du domaine de l’art : notions d’harmonie, notions d’esthétique, notions de surprise, notions de style dans le raisonnement et pas seulement dans les problèmes. C’est un peu faux ce que je vais dire mais, c’est pour donner une image de ce qu’est un mathématicien. En gros, un physicien, c’est quelqu’un qui étudie un problème de physique. Mais un géomètre, ce n’est pas forcément quelqu’un qui étudie de la géométrie. Ou un analyste, comme moi, n’est pas forcément quelqu’un qui étudie de l’analyse. Ça peut être quelqu’un qui étudie un problème géométrique avec des outils d’analyse. Ça peut être quelqu’un qui étudie de la physique avec de la théorie des équations dérivées partielles. C’est le style qui compte en mathématiques pour définir la personne que vous êtes, pas l’objet de votre étude. C’est le style qui compte et c’est certainement pour ça qu’il y a autant d’importance accordée aux questions d’esthétique. Ça c’est beau, ça ce n’est pas beau. Comment va-t-on pouvoir se diriger avec tant de possibilités, tant de styles différents ? Comment choisir ? Les mathématiciens, toujours, qu’ils soient platoniciens ou pas, vont être guidés par cette idée que la bonne solution doit incorporer des éléments qui sont beaux. J’en parlais notamment dans mon exposé (ndlr : BRIDGES 2014 – http://bridgesmathart.org). Certaines formules sont tellement belles qu’elles doivent servir à quelque chose. Les mathématiciens aiment les belles formules pas seulement parce qu’elles sont belles, mais parce qu’ils ont
le sentiment que si elles sont belles alors elles vont être utiles. Elles vont être utiles, elles vont être puissantes, elles vont être transmissibles, elles vont résumer beaucoup de choses à la fois et tout de suite. Avec cette idée, on rejoint les anciens idéaux grecques : ce qui est beau est bon. C’est de l’élégance. Les mathématiques, c’est comme en design : il faut à la fois que ce soit beau et
que ça marche !




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Cédric Villani & Florian Caullery

À propos des rapports entretenus par le couple mathématiques et arts…

Il faut tout de même faire gaffe au couple mathématiques et arts parce que ça demande d’être un vrai mathématicien ou bien d’être un vrai artiste. Il ne faut pas croire qu’on va faire une formation mathématiques et arts. Par exemple, il faut d’abord trouver son style dans l’un des deux domaines et très franchement, c’est déjà tellement dur de devenir un artiste ou tellement dur de devenir un mathématicien qu’il ne faut pas espérer être les deux à la fois. Il y a quelques exemples très rares. Fomenko est un exemple de quelqu’un qui sait vraiment dessiner et qui est un vrai mathématicien. Mais la plupart
du temps, les projets mathématiques et arts… Disons que les choses intéressantes arrivent à la rencontre des deux cultures. Quand la Fondation Cartier a fait son exposition “Mathématiques, un dépaysement soudain”, c’était systématiquement en appareillant les personnes : un mathématicien, un artiste et ainsi de suite. C’était un bon choix. C’est vraiment très rare de pouvoir faire les deux à la fois. Même Fomenko était un bien plus grand mathématicien que dessinateur même s’il était un très très bon dessinateur. A la conférence Bridges 2014, on le voit bien : le niveau mathématique des participants est extrêmement inégal. C’est toutefois un bon eco-système et c’est très bien que cela existe : au sein de cette exposition coexistent des choses très profondes et des choses très superficielles. Donc quand on dit mathématiques et arts, il faut vraiment faire très gaffe !Il y a des artistes qui utilisent des règles mathématiques pour construire leurs oeuvres et certains arrivent à de bons résultats. A la fin, tout dépend du talent artistique. Il n’y a pas de règle unique : c’est très variable ! Il y a un point commun majeur entre l’art et les mathématiques et cela quel que soit l’art, c’est que dans un cas comme dans l’autre, dans l’art comme dans la mathématique, on représente quelque chose. Dans une construction artistique, on présente soit un monde physique, soit un monde d’émotions qui va être rendu sous forme musicale ou sous forme picturale, etc. On cherche à recréer quelque chose et on cherche à atteindre au niveau des émotions, la personne pour qui on travaille. Ça, c’est l’art qui est donc toujours une représentation de quelque chose, une présentation de quelque chose. Les mathématiques aussi ! Ça, c’est un point commun général. Mais après cela, iln’y a plus vraiment grand chose. Les démarches divergent complètement. Ça se retrouve après le fait qu’il y est des mathématiques dans certaines formes d’art : les mathématiques sont un outil extrêmement puissant de construction. Il y a certaines constructions – comme en architecture – pour lesquelles une dose de mathématiques sera très utile. Après, on peut jouer sur les deux et c’est là qu’on arrive sur le genre d’interactions que je décrivais dans mon exposé à Bridges.

À propos de l’interdisciplinarité…

Cela arrive de plus en plus souvent pour une raison simple, c’est que les disciplines croissent et croissent et croissent et qu’il y a de plus en plus de surfaces de contact, et de plus en plus d’expériences. Et c’est mon problème parce que tout m’intéresse et ça me perdra !